Vue générale
Les guerres successives et imbriquées qui ravagent le Liban et frappent ses populations entre 1975 et 1990 préfigurent à de nombreux égards les conflits civils qui vont éclater dans les décennies suivantes aux marges d'anciens empires européens. Dans les États nouvellement formés sur ces empires démantelés, l'identité nationale est objet de contestations entre communautés locales religieuses, confessionnelles ou ethnolinguistiques autant que de stratégies d'instrumentalisation de la part de nouvelles élites en compétition. Plus spécifiquement, au Proche-Orient arabe, la fragilité du lien entre société et territoire, héritage d'anciennes pratiques nomades, explique la fluidité des frontières identitaires et suscite des revendications concurrentes voire des tensions dans les zones de contact. Au Liban même, les populations ont connu dans la seconde moitié du XIXe siècle d'importantes migrations économiques (en raison de la surpopulation des régions maronites et de graves sécheresses) et politiques (en réaction à la condition minoritaire et à la répression des mouvements nationalistes dans l'Empire ottoman). Quelques décennies à peine après la formation de l'État (1920) et 30 ans après son indépendance (1943), l'appartenance nationale reste concurrencée par les solidarités claniques, les identités confessionnelles et les intérêts régionaux. Un pouvoir faible, partagé entre chefs de communauté, n'est pas parvenu à asseoir la souveraineté de l'État. La société, segmentée par ses appartenances primordiales et soumise aux chefs des grandes familles qui s'érigent en entrepreneurs d'identité, ne peut promouvoir ses intérêts communs ni nouer des liens de solidarité horizontaux. Plutôt qu'un système d'équilibre garantissant la paix, le partage communautaire est vécu comme un jeu à somme nulle.
Lorsque des désaccords majeurs divisent la classe politique dans les années 1970, sur l'orientation de l'économie nationale et sur l'engagement aux côtés des Palestiniens dans la lutte contre Israël, l'État n'est plus le lieu d'exercice du pouvoir et devient une arène de conflits. L'armée et la police n'assurent plus l'ordre public et la sécurité, elles sont fragmentées et cooptées par des factions rivales, bientôt associées à des organisations paralégales. En miroir, la distinction entre hommes en armes et civils s'efface : près d'un Libanais de sexe masculin sur 30 est engagé dans une milice à un moment ou un autre de la guerre civile. La violence frappe les populations désarmées : les combats font plusieurs dizaines de milliers de victimes collatérales. Mais la violence cible aussi les civils intentionnellement, dans une volonté de vengeance inspirée de la justice tribale (Jamous, 2004), dans une stratégie de terreur et de dissuasion de l'adversaire (Gilsenan, 1996) dans un processus d'instrumentalisation de la construction identitaire (Picard, 1994b), si bien que la guerre du Liban fait dix fois plus de victimes civiles que de victimes militaires.
La guerre civile libanaise de 1975-1990 s'inscrit dans une généalogie traumatique : en 1841-1842, puis à nouveau en 1860, le Mont Liban ottoman a été le théâtre de massacres de près de 11 000 chrétiens par les druzes (Fawaz, 1994 : 226). L'autonomie du district (sanjaq) imposée aux Ottomans par les puissances occidentales avec le Règlement organique de 1860, puis la Rrépublique instaurée par la France mandataire de la Société des nations (SDN) en 1926 ont organisé le partage du pouvoir selon des quotas attribués à chaque groupe confessionnel. Ces conventions internationales ont et dicté le déni consensuel des désaccords et des violences passées. En 1943, la mémoire officielle du Liban devenu indépendant met en exergue le « pacte national » conclu alors entre dirigeants maronites et sunnites afin de neutraliser les attachements occidentaux des premiers et les aspirations panarabes des seconds. La « Suisse du Proche-Orient » bénéficie d'une rapide croissance économique dans les années 1950 et 1960. Elle se distingue de son environnement régional par son libéralisme politique et économique, et s'affiche comme un modèle de « démocratie de consensus ». Un discours unanimiste refoule dans les consciences privées les souvenirs des violences communautaires de 1841 et 1860. Fantasmés, déshistoricisés, ces souvenirs offriront des cadres d'interprétation dissonants à la guerre civile de 1975-1990 (de Clerck, 2010).